ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE UE-TUNISIE: LA RÉVOLUTION TUNISIENNE N’EST PAS UNE MARCHANDISE
Accord de libre-échange UE-Tunisie: la révolution tunisienne n'est pas une marchandise
Le Parlement européen se prononce, ce jeudi 25 février, sur l'ouverture des négociations du nouvel accord de libre échange entre l'Union européenne et la Tunisie, qui vise à approfondir le périmètre des accords précédents. Cet ALECA (accord de libre échange complet et approfondi) porte sur des pans entiers de l'économie tunisienne: agriculture, industrie, services, marchés publics, tout ce qui touche de près ou de loin à l'environnement des affaires.
Comme trop souvent, cet accord de libre échange, lancé par la Commission européenne en octobre 2015, se négocie dans un climat beaucoup trop opaque, à l'instar du TTIP, du CETA, du TISA. De l'autre côté de la Méditerranée, l'opinion publique et le pouvoir législatif ne sont pas correctement informés du contenu des négociations, alors que celles-ci vont impacter l'ensemble de la vie économique et politique tunisienne. Il est par conséquent urgent que toute la lumière soit faite sur ces négociations afin que l'ensemble des citoyens, tant européens que tunisiens, puissent savoir ce qu'en leur nom la Commission négocie avec Tunis. C'est une exigence démocratique minimum!
On nous rétorquera que ces négociations ne sont pas nouvelles et qu'en 1995, la Tunisie a été le premier pays méditerranéen à signer un accord d'association avec l'UE. Justement, c'est bien là que le bât blesse! Il serait grand temps que nous tirions les leçons de nos erreurs passées, si l'UE est réellement prête à, comme elle prétend, contribuer à la préservation du "modèle tunisien". Rappelons que jusqu'à la Révolution du jasmin qui a provoqué le départ du président dictateur Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, la libéralisation de l'économie tunisienne en partenariat privilégié avec Bruxelles a principalement profité à la kleptocratie de la famille Ben Ali-Trabelsi et ses affidés qui ont amassé une fortune considérable sur le dos de la population. De plus, le modèle économique tunisien alors si souvent vanté et promu dans les couloirs de Bruxelles, basé sur le développement de masse du tourisme balnéaire à bas prix, a entraîné d'immenses disparités de développement régional. Ainsi tandis que la côte tunisienne se développait, l'intérieur des terres, et notamment tout l'ouest du pays, se voyait abandonné par le pouvoir central. Or c'est du centre du pays, depuis la ville de Sidi Bouzid, que les mouvements sociaux à l'origine de la révolution tunisienne ont débuté, jusqu'à s'étendre à l'ensemble du territoire. Aujourd'hui, ces inégalités régionales ne sont absolument pas réglées: les grèves et les manifestations, à l'initiative notamment des jeunes "diplômés chômeurs", se multiplient dans des villes comme Kasserine, et la situation économique locale dramatique nécessiterait des investissements publics considérables, non pas la libéralisation des marchés publics dans des conditions de négociation totalement inégalitaires entre Bruxelles et Tunis. Comme si ces difficultés n'étaient pas suffisantes, la Tunisie vit sous menace terroriste permanente, après deux terribles attentats en 2015 revendiqués par Daech, dont celui de juin qui a touché un hôtel touristique à Sousse et frappé très durement un secteur économique clef (le tourisme représente 7% du PIB tunisien). Bref tous les voyants sont au rouge.
Or à la suite de la vague des Printemps arabes, la Tunisie est le seul Etat jusqu'à maintenant à avoir courageusement réussi à se maintenir sur la voie de la démocratie, tandis que l'Egypte retombait dans l'autoritarisme d'un régime policier ou que le grand voisin libyen sombrait dans l'anarchie. Tous les regards des peuples de la région et au-delà sont tournés vers la Tunisie, qui constitue un espoir et la preuve in vivo que l'espace arabo-musulman n'est pas condamné à devoir choisir entre dictature religieuse et dictature policière et militaire. L'Union européenne doit cesser, au risque elle-même de disparaître, de n'avoir que le libre-échange à proposer, selon une vision technocratique et financière absolument pas à la hauteur de l'histoire. La révolution tunisienne n'est pas une marchandise et le peuple tunisien mérite mieux et infiniment plus qu'un nouvel accord de libre-échange qui risque d'affaiblir plutôt que de soutenir son économie fragile. C'est pourquoi nous soutenons l'assistance macro-financière et les aides d'urgence proposées immédiatement par l'UE pour soutenir la Tunisie, mais nous nous opposons à ce nouvel accord de libre-échange constituant un signal néfaste. Tunis a besoin d'une aide européenne désintéressée et vigilante, pour renforcer son processus démocratique et ses institutions politiques fragiles, mais aussi pour diversifier son économie et la tourner vers les énergies renouvelables dans un pays ensoleillé toute l'année. Voilà le message positif que l'UE devrait envoyer plutôt que le business as usual. À nous de lui faire entendre raison.
Karima Delli, José Bové, Michèle Rivasi, Pascal Durand, Eva Joly et Yannick Jadot, eurodéputés Europe Ecologie, et Philippe Lamberts, co-président du groupe des Verts/ALE au Parlement européen